Un demi-siècle de flippers
Il aura fallu près de cinquante années pour que les billards électriques acquièrent
enfin l'honorabilité.
Associés dès leur naissance aux maisons de jeux de l'époque de la prohibition, les
billards électriques ont été, depuis le début des années trente, l'objet
d'implacables chasses aux sorcières pratiquées par des communautés puritaines ou par
une police trop zélée.
Cette persécution fut bien injuste. Du BAGATELLE de l'Angleterre victorienne aux
appareils électromécaniques, leur unique but a été d'apporter la distraction et un
certain goût pour la compétition, sous une forme mêlant adroitement le savoir-faire et
le délassement.
C'est en Angleterre, au XIXe siècle, que l'on découvre l'ancêtre du flipper. On en
parle pour la première fois dans "'Les aventures de M. Pickwick"', écrit par
Charles Dickens en 1836.
L'auteur fait la description d'une simple planche inclinée, piquée de clous de cuivre
destinés à dévier les billes de verre que l'on poussait à l'aide d'une queue en bois.
Cette nouveauté faisait les délices des foyers victoriens.
Né en Angleterre, le jeu de BAGATELLE se trouve naturellement exporté aux Etats-Unis.
Plusieurs personnes revendiquent l'invention de la version payante du billard, mais
avant de faire la description de ce type d'appareil, il faut donner un aperçu du climat
économique dans lequel il a évolué.
En 1920, pour entériner le sursaut de moralité né de la Première Guerre Mondiale,
le Congrès des Etats-Unis d'Amérique votait un amendement à la constitution,
interdisant la distillation, le transport et la vente de boissons alcoolisées sur toute
l'étendue du territoire. Cette décision allait donner naissance à une industrie
d'importance nationale, quoique tout à fait illégale.
De nombreuses personnes se lancèrent dans la contrebande de l'alcool, gagnant du même
coup des milliers de dollars et la une des journaux.
Les noms de Al Capone, John Dillinger sont désormais indissociables de l'histoire des
Etats-Unis. Ils se fixèrent rapidement à Chicago, une ville qui jouissait d'une
situation géographique privilégiée, puisque de l'autre côté du lac Michigan
s'étendait le Canada.
Les propriétaires des bars et autres tavernes s'aperçurent très vite que l'alcool ne
suffisait pas à satisfaire leurs clients. Il fallait trouver d'autres centres d'intérêt
et c'est ainsi qu'apparut, en même temps que les paris et la prostitution, toute une
série de machines à sous. Haut lieu de la guerre des gangs, Chicago devint le berceau
d'une nouvelle industrie : inventeurs, fabricants et distributeurs travaillaient jour et
nuit pour répondre aux besoins d'un public toujours croissant. Quand la police
investissait un bar et détruisait tous les appareils, il ne fallait que quelques heures
pour les remplacer.
La Prohibition avait eu la contrebande pour conséquence ; la grande répression allait
donner un coup de fouet à l'industrie du jeu. En octobre 1929, l'effondrement de la
bourse de New York réduisait au chômage 15 millions de travailleurs, dans un pays où le
système d'allocation n'existait pas encore. "'Du travail à tout prix"' devenait
le slogan numéro un. Les hommes cherchaient une échappatoire à leurs malheurs : de
vastes établissements de jeux, les Penny Arcades, allaient répondre à leurs besoins.
Bon nombre de commerçants se débarrassèrent de leurs marchandises, louèrent un piano
mécanique et transformèrent leurs boutiques en maisons de jeux. La musique, les
lumières, tout concourait à attirer et retenir le passant.
Des appareils "'réservés aux hommes"' distribuaient des cartes postales
représentant des beautés en petite tenue ; d'autres, "'réservés aux dames"',
prédisaient l'avenir ou fournissaient de petits flacons de parfum. Les propriétaires de
ces installations comprirent très vite que les jeux les plus prisés étaient ceux qui
permettaient à l'homme d'affronter la machine, et de nouveaux appareils virent le
jour, dotés de noms plus alléchants les uns que les autres : jackpots, black cats, bull
frogs, roulettes ...Le marché était de plus en plus prospère. Chaque mois voyait
naître de nouvelles firmes, telles que la Edison Phonograph Compagny, la Wilbur Chocolate
Compagny ou la Remington Arms Compagny.
C'est dans ce contexte économique aussi favorable que le billard fit son apparition.
Vers 1929, un certain John J. Sloan, responsable de la publicité au magazine
"'Billboard"' - organe de liaison des forains et exploitants de machines à sous -
vit quelqu'un s'entraîner à une version modifiée du Bagatelle : entre autres
innovations, les billes étaient propulsées par un ressort et non plus poussées à
l'aide d'une queue de billard. Sloan s'empressa de reprendre l'idée à son compte et la
proposa à la In and Outdoor Games Inc., qui la commercialisa sous diverses formes,
malheureusement trop onéreuses pour être viables. Le Whoopee, un des tout-premiers
appareils de la sorte, était fabriqué en bois précieux et ne coûtait pas moins de $175
!
La In and Outdoor Games Inc. disparut bientôt du marché, mais d'autres industriels
s'emparèrent de l'idée qu'elle avait tentée d'exploiter.
C'est en automne 1931 qu'un jeune homme d'affaires du nom de Richard T. Moloney
réussit à convaincre ses deux associés au sein d'une petite imprimerie de Chicago. Ce
qu'il proposait à Charles Weldt et Jospeh Linehan était fort simple : se lancer dans la
construction d'un appareil dans lequel un plateau de Bagatelle doté de onze trous serait
recouvert d'une vitre et où sept billes de verre serait actionnées par un percuteur à
ressort. Ce nouveau billard serait payant et porterait le nom de Ballyhoo, d'après le
titre d'un journal satirique de l'époque.
Sept mois plus tard, plus de 50 000 billards de ce type étaient vendus. On le vit
bientôt partout : chez les coiffeurs, dans les bureaux de tabac ou les restaurants, dans
les gares et les stations-service. Son prix d'achat très peu élevé (16 Dollars) et ses
petites dimensions (45 cm de largeur et 60 de longueur et 20 cm de hauteur) étaient
particulièrement appréciés des exploitants.
Le Ballyhoo fut imité par plusieurs industriels et l'un de ses concurrents le plus
sérieux fut le Goofy de la Keystone Novelty and Manufacturing Compagny de Philadelphie,
société fondée par William Helriegel en 1888.
C'est avec Samuel Gensberg que l'industrie des machines à sous obtint véritablement
ses lettres de noblesse. Gensberg avait à peine dix-huit mois lors de son arrivée aux
Etats-Unis. Sa famille avait quitté Varsovie en 1891, pour s'établir à Pittsburgh dans
le commerce de l'épicerie. Lorsqu'il eut dix-neuf ans, il éprouva le besoin
irrésistible de voyager et, suivant ainsi les conseils prodigués par le "'Jewish
Daily Forward"' (le plus grand quotidien réservé aux émigrants), il résolut de
partir pour la Californie. Son père lui donna cent dollars et le pria de faire un crochet
par Chicago afin de saluer de vieux amis de la famille. Gensberg ne devait jamais
atteindre la Côte Ouest.
A Chicago, il fit la connaissance d'une jeune fille de seize ans, Dora, qui deveni sa
femme. Le jeune ménage ouvrit une épicerie à Manchester, dans l'Iowa, reprenant la
tradition familiale.
Mais l'attirance exercée par Chicago allait se monter irrésistible. Un jour, un
représentant proposa à Gensberg un appareil automatique de la maison Hershey,
distribuant des barres de chocolat d'un côté et des barres de nougat de l'autre.
Gensberg vendit sa boutique, s'en revint à Chicago, acheta une centaine de ces appareils,
loua un camion et plaça les distributeurs dans les usines et les ateliers de la ville. Sa
réussite fut considérable, étonnant même les responsables de Hershey Compagny. Mais
Sam Gensberg n'allait pas s'arrêter en si bon chemin.
En 1931, avec son associé Sam Wolberg, il créa la Chicago Coin Machine Exchange. A la
même époque, ses trois frères Louis, Meyer et David, attirés à Chicago par le succès
de Sam, fondaient la compagnie Genco. Au début, Sam acheta des appareils à ses frères
et se contenta de les placer dans tout le pays ; mais son entreprise était si fructueuse
qu'il décida avec son associé de se lancer dans la fabrication d'appareils à sous.
Cinquante personnes se mirent alors à travailler dans un atelier de plus de quinze cents
mètres carrés.
David Gottlieb avait, lui aussi, décidé de quitter Milwaukee pour s'installer au
Texas. Il ne réussissait pas trop mal dans le commerce des appareils automatiques,
jusqu'au jour où cet Etat décréta l'interdiction de tous les jeux d'argent. Comme bien
d'autres, il se retrouva à Chicago où, avec un peu de chance et beaucoup de relation, il
fonda sa propre société, fabriquant tout d'abord des grues italiennes puis des billards.
Infiniment respecté au sein de sa profession, David Gottlieb consacra toute sa vie aux
appareils automatiques, avant de mourir en 1974.
Au début des années trente, alors que le spectre de la Prohibition et de la
Dépression planait encore sur des dizaines de millions d'américains, l'industrie des
jeux automatiques était extraordinairement florissante et faisait vivre des milliers de
personnes. La liste des fabricants était interminable : Bremen, Daval, Exhibit, Genco,
Rock-Ola, Mills, et tant d'autres, sans parler de ceux qui étaient déjà les trois
grands : Chicago Coin, Bally et Gottlieb.
Le 4 mars 1933, Roosevelt succédait à Hoover à la Maison Blanche. Avec ce nouveau
président commençait une année qui allait voir la fin de la prohibition. Les hommes
abandonnèrent quelque peu les jeux, se consacrant à nouveau à la boisson. En moins de
six mois, l'industrie des appareils à sous s'effondrait. Des dizaines de petites maisons
fermèrent leurs portes. Les billards avaient saturé le marché. Les boutiquiers se
débarrassèrent des appareils qui leur avaient permis de survivre et reprirent leurs
anciennes activités.
L'innocent billard est subitement associé aux machines à sous, foudroyé par la loi
et les associations puritaines. La police se déchaîne sur tout le territoire des
Etats-Unis. A New York, on voit le Maire Fiorello La Guardia détruire lui-même les
billards (voir photos) et ordonner que les pieds soient transformés en matraques à
l'usage de la police.
Pour les ignorants et les personnes mal informées de l'époque, les billards étaient
associés aux slot-machines, les machines à sous qui rappelaient un peu trop durement
l'époque des bootleggers et des racketteurs. Le seul nom de slot blessait la morale,
rappelait la corruption et le vice. A longueur de pages, les journaux poursuivaient ces
inventions de Satan, dont seuls la hache ou le feu pouvaient venir à bout.
A court d'arguments, les industriels ne purent que tendre l'autre joue. "'Ne
détruisez pas les appareils"' demandèrent-ils, "'taxez-les"'. Et ils
envoyèrent M. O. Jennings, Président de la O.D. Jennings Compagny, plaider leur cause
devant le Congrès. C'était une proposition bien honnêtes mais il fallut attendre la fin
de la seconde guerre mondiale pour que Washington s'y intéresse de plus près.
Les industriels devaient trouver d'autres débouchés et l'exportation massive de leur
produits leur parut rapidement extrêmement valable. En fait, l'exportation des billards
et autres appareils automatiques existait depuis plus d'une dizaine d'années. Les
statistiques américaines montrent que la production avait augmenté de 300 % de 1919 à
1930, atteignant cette dernière année la somme considérable de sept millions de
dollars, dont 10 % en exportation. Des appareils furent vendus dans 27 pays, dont 8 en
Amérique Latine et 11 en Europe. Mais c'est la Grande-Bretagne qui fut, et de loin, le
plus gros consommateur d'appareils à sous, avec près de 2/3 des exportations globales.
En 1932, un journal du dimanche révélait que deux cent millions de pennies
britanniques avaient été introduits dans les appareils à sous au cours de cette année.
C'est également en 1932, dans le numéro du 23 juillet de la revue World's Fair que l'on
vit la toute-première publicité britannique en l'honneur du billard. Quelques mois plus
tard, c'était plusieurs pages par numéro qui étaient consacrées à ces appareils d'un
genre nouveau.
Parallèlement au boum économique de l'exportation apparurent les innovations
techniques. L'année 1933 vit l'introduction de l'électricité, sous la forme de
batteries sèches. Dès 1935, les appareils possédaient leur propre transformateur. Le
Rockelite de Bally présenta les premiers scores lumineux. Le Bumper se présente comme
une sorte de gros champignon coloré, permettant à la bille de rebondir. Le Beamlight de
Chicago Coin sera l'un des premiers véritables "'billards électriques"'.
D'autres progrès intervinrent dans la conception des billards électriques : le format
fut modifié pour devenir celui que nous connaissons actuellement ; l'acier remplaça le
verre dans la fabrication des billes ; les décors devinrent plus chatoyants. De 1941 à
1945, la deuxième guerre mondiale éclatant, la production de ces machines fut quasiment
stoppée.
En 1945, de nouvelles sociétés furent créées. Ce fut la Williams Manufacturing
Compagny. L'année suivante, c'était, parmi tant d'autres, la United Manufacturing
Compagny. Chicago était persuadée que le monde en avait assez de la guerre et ne voulait
plus penser qu'à se distraire.
En 1947, le BERMUDA de la Chicago Coin et le HUMPTY DUMPTY de Gottlieb présente les
premiers flippers électrifiés, permettant ainsi aux joueurs de renvoyer les billes et de
les contrôler. Dès ce moment, les anciens termes de pinballs ou de billards électriques
sont abandonnés. On ne parlera plus que de flippers.
En 1951, le Congrès des Etats-Unis s'attaque une fois de plus au malheureux flipper.
Une décision gouvernementale jette l'illégalité sur la fabrication, la réparation, la
vente, le transport, la possession ou l'utilisation de tout appareil faisant intervenir le
gambling, c'est-à-dire le pari d'argent.
Comme à l'époque de Roosevelt, les procès sont innombrables. Pour bien montrer que
le flipper n'est pas un jeu d'argent, les inventeurs créent la partie gratuite et
l'extra-ball. Ils parviennent ainsi à demeurer dans les limites définies par la loi.
Ce n'est que le 18 octobre 1962 qu'un nouveau décret autorise clairement l'existence
des flippers, après des années de doutes et de lutte implacable.
Epuisée par les efforts trop nombreux qu'elle avait dû fournir, la société Bally
dépose son bilan. Aussitôt, un groupe d'industriels rachète les installations et la
raison sociale : la Bally Manufacturing Corporation remplace la défunte Bally
Manufacturing Compagny. Sa réussite fut importante et ses actions furent cotées à la
bourse de New York.
D'autres modifications intervinrent au sein de la profession. En 1964, la United
Manufacturing Compagny fut rachetée par la société Williams Electronics, elle-même
filiale de la Seeburg Corporation.
Il fallut attendre mai 1976 pour que la ville de New York autorise le retour des
flippers sur son territoire. A son tour, le Canada légalise ces jeux qu'il avait
longtemps dédaignés.
Un certain nombre de pays tenta alors de se lancer dans l'aventure du flipper :
l'Espagne, l'Italie, la France et le Japon en font partie. Mais leur expérience fut trop
limitée en ce domaine pour qu'ils puissent rivaliser avec les autres géants américains.
Introduction tirée du livre : "'Les Flippers"' (Canada dry) Ed. Elville 1976
L'Histoire des flippers
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Re:
Pareil pour moi, merci Yann pour cet incroyable article !!!pic a écrit :eh bien,depuis que je parcours le forum,je ne l'avais jamais lu.
j'adore l'Histoire en général,donc bravo yann pour cet article.
Salut à tous et bon flipp !!!
Dav
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Re: L'Histoire des flippers
Tiens, l'occasion de remonter ce post pour les plus jeunes...
Une petite photo d'un marquage découvert dans le fronton d'un Ship Mates !
J'adore découvrir ce genre de témoignage...
Une petite photo d'un marquage découvert dans le fronton d'un Ship Mates !
J'adore découvrir ce genre de témoignage...
Le prix s'oublie, la qualité reste... (les tontons flingueurs)